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La question a de quoi surprendre. 

Notamment parce qu’elle renferme un double postulat : 

  • Les organisations seraient de nature à être complexes; 
  • Cette complexité poserait problème puisque l’Agilité en serait une solution.

Le fait est que face à l’essor fulgurant et continu des technologies du numérique, les organisations se retrouvent contraintes à innover pour se réinventer sans cesse. L’information et la donnée, devenues abondantes, y circulent de toute part. Si bien que le monde du travail fait preuve d’une complexité de plus en plus marquée : de nouvelles tensions s’y installent, les peurs s’y renforcent, par exemple celle de l’obsolescence des compétences, tout comme le sentiment d’une perte de repères. Ces craintes face à l’incertitude se traduisent dans certains cas par un désengagement de la part des salariés, plus que jamais en recherche d’un sens à leur travail.

À l’écoute de leur environnement et de leurs parties prenantes, les entreprises doivent dès lors être capables de reconfigurations permanentes et rapides. Le changement étant perpétuel, il convient de s’y ajuster autant que possible en s’éloignant d’une planification étroite pour aller vers plus de flexibilité et de souplesse. Cela rejoint à ce titre les principes et les méthodes de l’Agilité vers laquelle se tournent progressivement les organisations pour réaliser leurs projets de transformation. D’abord en procédant par itération successive, ce qui permet de gagner en adaptabilité. Puis en responsabilisant chaque acteur du projet, ce qui permet de gagner en efficacité. L’Agilité constitue en cela une réponse à l’incertitude. Son apparente simplicité la rend attrayante, et explique le large écho qu’elle reçoit dans les différents plans stratégiques. En revanche, l’utilisation abondante voire abusive du terme la vide parfois du sens qu’elle est pourtant censée apporter.

Le fantasme de l’Agilité ne saurait cacher la complexité des organisations

À vrai dire, cette course à l’innovation est elle-même ambiguë. Chaque innovation balayant la précédente, le changement est incessant et contribue à complexifier encore davantage les organisations. Plus que jamais, il y a un besoin de fixer les choses en entreprise, ce qui semble, à première vue, contradictoire avec les effets recherchés de l’Agilité. L’organisation agile est celle qui responsabilise chacun de ses membres afin de pouvoir s’adapter plus rapidement à un contexte mouvant et donc toujours plus incertain. En favorisant les interactions entre les parties prenantes, l’Agilité remet l’humain au cœur de l’organisation. Or, les relations humaines sont par nature tout ce qu’il y a de plus complexes. Considérer la complexité comme un problème à éliminer, ce serait donc quelque part vouloir éliminer l’humain de l’organisation. Ce qui n’a aucun sens.

Dès lors, il s’agit de dépasser ces ambivalences car si la réalité de l’organisation est complexe c’est qu’elle est elle-même contradictoire. Ce ne sont effectivement pas les injonctions paradoxales qui manquent : l’excellence face à la rapidité, l’autonomie face à l’alignement, ou encore le collaboratif face aux silos internes. Dans notre monde VUCA*, nous sommes obsessionnellement attachés au fait que le changement est nécessaire, voire inévitable. Le paradoxe pour l’organisation c’est qu’elle croit pouvoir aborder toute cette complexité à travers des cadres, que ce soient ceux de l’Agilité ou de tout autre élément de contrôle (c’est-à-dire d’autres méthodes ou process). En cherchant ainsi à réduire la complexité, elle prend paradoxalement le risque de l’alimenter.

C’est pourquoi il nous faut abandonner l’idée de vouloir tout pouvoir. Quand on accepte la complexité, elle devient tout de suite moins un problème qu’une ressource. Si la complexité c’est l’incertitude, alors le fait de poser des bonnes questions devient une force. « Comment rendre son organisation agile ? » est une question trop difficile, trop pressante, car trop orientée solution. Et s’il fallait plutôt commencer par questionner le besoin sous-jacent, et procéder par étape ? En fin de compte, procéder de manière agile pour viser à le devenir. Encore faut-il l’apprendre ?

Pour disposer d’une plus grande autonomie face à la complexité, l’organisation agile s’inscrit dans un modèle d’organisation apprenante

L’Agilité est un terme créé a posteriori pour réunir sous une seule bannière un ensemble de méthodes s’inscrivant dans un mouvement commun. On parle de l’Agilité au singulier, mais elle est bel et bien une notion plurielle qui renferme de multiples réalités. Celles-ci sont vécues et comprises différemment selon chaque individu, ce qui ouvre la porte à l’interprétation, au doute, et donc à l’incertitude. Autrement dit, l’Agilité n’est pas qu‘organisationnelle, elle est aussi et surtout comportementale. La véritable complexité à laquelle fait face l’organisation aujourd’hui c’est d’avoir à accompagner l’ensemble des individus qui la compose à gérer des incertitudes qui, par définition, échappent à leur contrôle. Pour y parvenir, il s’agit d’apporter à ces derniers les savoir-faire et les savoir-être nécessaires dans un contexte où plus que jamais les compétences font face à leur obsolescence. À cet égard, le levier traditionnel de la formation semble lui-même obsolète. Afin d’être en adéquation avec la philosophie agile qu’elle doit justement prôner, la formation doit s’éloigner d’une pédagogie passive et descendante pour au contraire considérer le salarié comme un partenaire privilégié dans l’acquisition et la transmission des savoirs. 

Dès lors, face à leur complexité, les organisations doivent plutôt se tourner vers une logique d’apprenance**. Celle-ci repose sur les principes de l’apprentissage entre pairs et de l’intelligence collective, eux-mêmes basés sur la confiance et la collaboration de toute l’équipe. Or cette culture est loin d’être toujours innée ou naturelle : il convient donc d’en créer les conditions favorables. Sur ce point, l’élaboration d’ateliers participatifs favorisant l’expérimentation, l’engagement et les interactions entre participants s’inscrit d’ores et déjà sur la bonne voie.

En revanche, s’il revient à l’organisation d’en donner le cadre, la réussite d’une telle approche s’opère surtout à l’échelle de l’individu. C’est une chose de libérer la parole, c’en est une autre que de la prendre : c’est bien beau de responsabiliser chacun dans son rôle d’apprenant, mais encore lui faut-il ensuite pouvoir l’assumer de manière autonome. Que ce soit le cadre d’un stand-up meeting, d’une sprint review ou de n’importe quel atelier participatif, cela revient à faire preuve d’intelligence émotionnelle pour s’affirmer au sein d’un collectif. Ce qui passe notamment par le fait de savoir prendre du recul, et de s’interroger sur ses propres pratiques pour mieux les partager. 

Ces moments d’échanges jouent un rôle absolument clé dans le processus d’apprentissage. Être en mesure de verbaliser son expérimentation par des retours d’expérience permet de développer une boucle rétroactive, qui si elle est positive, devient prescriptive, voire une marque d’engagement. Or, emportés par le quotidien du travail ou des agendas trop chargés, ces instants de rétrospective tout comme les séquences de restitutions censées les suivre sont trop fréquemment sacrifiés. Faute de temps, et souvent aussi par manque d’intérêt et de participation. Difficile en effet, pour commencer, d’identifier et de mettre des mots sur ses propres convictions ou savoirs. On sait pourtant tous beaucoup plus de choses qu’on ne le croit, seulement on peine aisément à s’en rendre compte soi-même car on peine à les communiquer. Et si l’apprentissage visé par l’organisation apprenante n’était rien d’autre que celui de la communication ?

Repenser la communication permet de redéfinir la manière dont les organisations peuvent aborder leur transformation agile

Afin de réussir tout projet de transformation, l’organisation vise d’une manière ou d’une autre à faire évoluer les comportements individuels et collectifs. Un tel projet ne se suffit pas à lui-même, il a besoin de relais parmi lesquels la communication joue un rôle clé. Or, celle-ci est victime d’une tension contradictoire en entreprise : si elle peine parfois à se faire entendre, cela n’est pas tant parce qu’elle manque de voix mais parce qu’elle n’est pas toujours audible car noyée dans un trop-plein d’informations. Non pas qu’il faille dès lors communiquer davantage ou avec plus d’intensité, ce qui risquerait d’alimenter une complexité négative, mais peut-être au contraire retrouver une forme de simplicité conversationnelle.

Après tout, l’Agilité au sens de ses valeurs (engagement des équipes, collaboration, adaptation, efficacité, etc.), ça n’est quelque part que du bon sens. Sauf qu’il est extrêmement difficile, voire ennuyeux, de parler de ce qui est simple. Car les choses que l’on trouve simples, on n’y réfléchit pas, et donc on les oublie. C’est pourquoi c’est un travail qui gagne à être accompagné. Dans le cadre d’une équipe ou d’un projet, cela peut justement faire partie du rôle d’un coach que d’aider les individus à expliciter ces questions, et retrouver ainsi une forme de simplicité oubliée.

Cela étant dit, on ne peut évidemment pas mettre un coach derrière chaque personne. Pour qu’une telle démarche puisse fonctionner, l’implication des managers dits « intermédiaires » est essentielle. Celle-ci doit non seulement être soutenue par le leadership au niveau de toute l’organisation, mais aussi de manière locale par la mobilisation de ressources dédiées. Autrement dit, il s’agit d’aider chaque manager à devenir un meilleur coach. Ou encore de mieux caractériser les périmètres, souvent fluctuants, des rôles de « Coach agile » ou de « Scrum master ». 

Que l’on appelle cela coaching ou non d’ailleurs, l’évolution des fonctions managériales est une transformation qui doit être pensée et accompagnée de front. Par exemple à travers l’élaboration et l’animation d’ateliers participatifs spécifiques, que ce soit entre managers pour le partage des expériences, ou entre un manager et son équipe pour renforcer proximité et confiance. Préparées par une structure de type cabinet de conseil, ces sessions peuvent être articulées de manière plus intime à la stratégie de l’organisation ou aux projets de transformation en cours. Elles peuvent également aboutir à la co-création de livrables permettant d’ancrer les savoirs obtenus et constituer un socle sur lequel avancer.

Pour conclure, face à la complexité des organisations, c’est avant tout à l’aide de relations de confiance fortes que les périodes de changement et d’incertitude seront les mieux vécues

Une telle posture rejoint en cela les principes de l’Agilité, qui est à comprendre ici non pas comme une solution mais comme un apport face à la complexité. Le mot a tellement été utilisé qu’il en a perdu son sens. Au fond ça n’est d’ailleurs pas le problème. On ne peut pas être aussi subtil avec le collectif qu’avec l’individu, d’où le fait qu’on ait besoin de slogans, de mots-clés ou de mots-valises comme l’Agilité. En revanche, parler d’Agilité sans en utiliser le terme permet de revenir sur les fondamentaux tout en limitant des interprétations préjudiciables. 

Ainsi, à défaut d’être une solution, il faut avant tout voir l’Agilité comme un moyen. Un moyen non pas pour libérer l’organisation de la complexité, car cela n’est pas possible, mais un moyen de la questionner. L’organisation agile n’est pas seulement apprenante, elle est aussi libérante.

 

*Acronyme anglais désignant le caractère volatile, incertain, complexe et ambigu d’un environnement. Ce concept s’inspire des théories du leadership de Warren Bennis et Burt Nanus (1987)

**Né des travaux de Chris Argyris et de Peter Senge, le concept et la pratique de l’organisation apprenante se sont développés tout au long des années 1990 et 2000.